La façon dont la COVID-19 a affecté les talibés et notre intervention
Introduction
La pandémie de COVID-19 a eu des répercussions dramatiques sur de nombreuses populations vulnérables à travers le monde. Au Sénégal, les talibés, enfants confiés par leurs parents à des maîtres coraniques appelés marabouts, ont été particulièrement touchés. Vivant dans des conditions précaires, souvent livrés à eux-mêmes pour mendier et subvenir à leurs besoins, leur situation s'est encore dégradée avec la crise sanitaire. Face à cette détresse, notre association d'aide aux talibés et aux personnes démunies s'est mobilisée pour leur venir en aide.
La vie des talibés avant la
COVID-19
On estime entre 50 000 et 100 000
le nombre d'enfants talibés au Sénégal. Issus de familles pauvres, notamment en
milieu rural, ils sont confiés dès l’âge de 5 ou 6 ans à un maître coranique,
ou marabout, pour apprendre le Coran et recevoir une éducation islamique. En
échange, les parents s’acquittent d’une redevance annuelle. Le talibé doit
alors mendier pour nourrir son marabout, et souvent lui-même.
Les talibés vivent dans des
conditions extrêmement précaires. Ils sont entassés dans des daaras (écoles
coraniques) insalubres, sans eau ni électricité. Ils dorment à même le sol,
sont sous-alimentés et manquent d’hygiène. Certains marabouts abuse
physiquement ou sexuellement des enfants. Les talibés passent leur journée dans
les rues à mendier de la nourriture, de l’argent ou tout bien pouvant être
revendu.
Cette mendicité intensive n’était pas sans danger avant la COVID-19. Outre les risques de malnutrition et de déshydratation, les talibés étaient exposés à la pollution, aux accidents de la route, ainsi qu’aux violences et abus de la part des automobilistes ou des forces de l’ordre. Leur état de santé était déjà fragilisé.
L'impact de la COVID-19 sur les talibés
Avec la pandémie de COVID-19, la
situation des talibés s'est dramatiquement détériorée. Dès mars 2020, les
autorités sénégalaises ont pris des mesures strictes pour endiguer la
propagation du virus : couvre-feu, interdiction des rassemblements, fermeture des
écoles et des lieux de culte, restrictions de circulation.
Pour les talibés, ces mesures se
sont traduites par une diminution drastique des dons alimentaires et monétaires
dont ils dépendent. Confinement oblige, ils ne pouvaient plus sillonner les rues
pour mendier. Le couvre-feu les empêchait de sortir le soir pour chercher de
quoi se nourrir.
Dans les daaras, la promiscuité et le manque d'hygiène les exposaient à une contamination accrue. Mais les marabouts n'avaient souvent pas les moyens ou la volonté de fournir masques, gel hydroalcoolique, nourriture, soins. La fermeture des mosquées a également privé les talibés d'un lieu où ils pouvaient habituellement recevoir de la nourriture et des soins.
Violences policières
L’autre menace venue avec la
COVID a été la répression policière. Ne pouvant plus mendier pour survivre, et
contraints au confinement, les talibés ont été perçus comme une nuisance et un
risque sanitaire par les forces de l’ordre. Coups, humiliations, arrestations
arbitraires se sont multipliés. Certains ont été enfermés dans des centres où
le virus circulait.
Ces violences policières, loin de protéger leur santé, les ont davantage précarisés et discriminés. Elles révèlent également le manque de politiques publiques adaptées pour encadrer les talibés pendant l’épidémie. Expulsions de daaras, retours forcés dans des familles elles-mêmes démunies, ont aggravé l’instabilité et la détresse des enfants.
Conséquences psychologiques
Sur le plan psychologique, les
talibés ont aussi souffert des effets de la COVID-19. Privés de ressources,
isolés socialement, confrontés à la faim et à la maladie, ils ont vu leur santé
mentale se dégrader.
L’errance, toujours dangereuse,
est devenue plus angoissante dans une ville vide. L’impossibilité de mendier ou
d’aller à l’école, le manque d’encadrement, ont été sources de stress et
d’anxiété. La perturbation des repères habituels et l’interdiction des
pratiques religieuses collectives ont été déstabilisantes.
Certains ont développé des troubles psychologiques plus sévères : dépressions, troubles du sommeil, régression dans le développement. Les violences policières ont également laissé des traces psychologiques profondes. Les talibés sont sortis traumatisés de cette période de chaos.
Mobilisation des associations
Face à l’urgence, de nombreuses
associations se sont mobilisées pour venir en aide aux talibés. Distribution de
nourriture, de masques et de gel hydroalcoolique, organisation de maraudes,
accompagnement psychologique, ont fait partie des initiatives solidaires.
Notre association Petites Mains Grands Cœurs, qui œuvre
depuis 5 ans pour l’éducation et l’insertion des talibés, a adapté ses actions
au contexte de la COVID. Nos équipes ont sillonné Dakar pour apporter un
soutien alimentaire et sanitaire aux talibés les plus vulnérables. Nous avons
également offert une assistance psychologique pour soulager leur détresse.
Malgré les restrictions, nous
avons maintenu le contact et l’accompagnement avec les enfants, dans le respect
des gestes barrières. Nous avons plaidé auprès des autorités pour une
protection accrue des talibés face aux violences policières et aux expulsions
de daaras. La défense de leurs droits reste notre priorité, en particulier dans
ce contexte difficile.
La COVID-19 a révélé de façon
criante la grande précarité sanitaire des talibés. Leurs conditions de vie insalubres
et leur état de santé dégradé les rendent très vulnérables aux maladies
infectieuses. Ils souffrent de pathologies graves que leurs faibles défenses
immunitaires ne leur permettent pas de combattre.
Plusieurs organisations plaident
pour l’intégration des talibés dans le système de santé publique. Ils doivent
pouvoir bénéficier gratuitement de consultations, de médicaments, de vaccins.
Des campagnes de sensibilisation sur l’hygiène doivent également être menées
dans les daaras.
Certains prônent même la construction d’infrastructures sanitaires dédiées aux talibés. Mais des changements structurels sont nécessaires, car l’accès aux soins reste difficile pour ces enfants qui mendient pour survivre au jour le jour.
Vers une scolarisation
obligatoire ?
Parmi les pistes évoquées figure
également la scolarisation systématique de tous les talibés jusqu’à 16 ans, en
parallèle de leur éducation coranique. Elle leur permettrait d’acquérir des
connaissances essentielles et des compétences sociales. Le contact avec
d’autres enfants, la structuration d’une journée rythmée entre étude et
apprentissage religieux les sortiraient de la mendicité et de l’errance.
L’expérience de certaines daaras
montre que cette scolarisation bénéfique est possible, avec des résultats
encourageants. Reste à convaincre les réfractaires, et surtout à financer un
encadrement supplémentaire des talibés. Les daaras manquent déjà cruellement de
moyens.
L’Etat devra faire un effort budgétaire, appuyé par les partenaires internationaux, pour offrir éducation et formation à ces enfants. C’est la condition sine qua none pour rompre le cycle de reproduction de la pauvreté.
Vers une régulation du système
des daaras ?
Au-delà, c’est tout le système
des daaras et le statut des talibés qui doit être régulé et mieux encadré par
les pouvoirs publics. Les abus et dérives ne pourront cesser que si les daaras
sont soumis à des inspections régulières, et des normes sanitaires et
éducatives strictes.
Il faut aussi donner plus de
moyens et de formations aux marabouts, les sensibiliser aux besoins éducatifs
et psychologiques des enfants. Les mentalités doivent évoluer pour mettre un
terme à la maltraitance institutionnalisée des talibés.
Un statut officiel des daaras, un recensement précis des talibés, une limitation du nombre d’enfants par école coranique, sont aussi des réformes préconisées. Les efforts des associations doivent s’accompagner d’une politique publique ambitieuse de protection de l’enfance.
Vers une application effective
des lois existantes ?
Le Sénégal s’est déjà doté de
lois interdisant la mendicité des enfants et toute forme de maltraitance. Le
pays a même mis en place en 2016 un programme de modernisation des daaras. Mais
dans les faits, ces lois restent largement inappliquées, faute de volonté
politique.
Les autorités ferment souvent les
yeux sur les abus dont sont victimes les talibés, par crainte de heurter
certains chefs religieux influents. Pourtant, seul le respect effectif des
textes permettra d’établir un cadre protecteur pour ces enfants. Réprimer la
mendicité sans proposer d’alternative ne fera qu’accroître leur précarité.
L'État doit prendre ses
responsabilités, même si cela bouscule des intérêts installés. La société
civile devra maintenir la pression, à travers des campagnes de plaidoyer et de sensibilisation,
pour obtenir des avancées décisives. Il en va de l’avenir de dizaines de
milliers d'enfants au Sénégal.
Au-delà du rôle de l’Etat, c'est
une prise de conscience collective qui s’impose pour sortir les talibés de
l'invisibilité et garantir leurs droits fondamentaux. La question des talibés
doit devenir une priorité de l'agenda public, faire l’objet d’un large débat
démocratique.
Chacun doit se sentir concerné :
citoyens, familles, chefs religieux, travailleurs sociaux, collectivités
territoriales. Les regards doivent évoluer sur cette population marginalisée,
et les discriminations dont elle est l'objet. Car les talibés sont avant tout
des enfants qui aspirent à s'épanouir dignement.
Le chemin reste long pour
transformer en profondeur leur situation. Mais cette crise sanitaire inédite
peut constituer un électrochoc, révélant l’urgence d’une action résolue pour
protéger les talibés. A condition de maintenir la mobilisation une fois
l'émotion retombée. Et surtout de passer des paroles aux actes concrets, dans
la durée.
La COVID-19 a ainsi mis en
lumière de façon saisissante l’extrême vulnérabilité des talibés au Sénégal.
Vivant dans une grande précarité, ils ont subi de plein fouet les effets de la
crise sanitaire. Face à cette détresse, les associations se sont activées dans
l’urgence pour leur venir en aide.
Mais au-delà de l’aide d'urgence,
cette période difficile doit constituer un électrochoc. Elle imposions de
repenser en profondeur la situation des talibés, pour faire enfin respecter
leurs droits fondamentaux. L’Etat et la société civile doivent prendre leurs
responsabilités, dans un élan collectif, pour offrir à ces enfants un présent
et un avenir meilleurs. Les défis sont immenses mais indispensables à relever.
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